SECRET DES AFFAIRES : JOURNALISTES ET LANCEURS D'ALERTES RISQUENT D'ETRE REDUITS AU SILENCE
la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr 1
1/4
Secret des affaires : journalistes et lanceurs d'alertes risquent d'être réduits au silence
PAR MARTINE ORANGE
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 21 JANVIER 2015
Profitant du projet fourre-tout d'Emmanuel Macron,
une loi sur le secret des affaires a fait son apparition
au travers d'un amendement. Un texte réclamé par
le monde des affaires depuis plus de quatre ans.
Les dispositions sont si floues et si larges qu’elles
menacent la liberté d’information et les lanceurs
d’alerte.
C’était samedi en fin de soirée. La commission
spéciale mise en place pour étudier à toute vitesse
les 106 articles du projet de loi pour la croissance
et l’activité (voir Macron et son projet fourretout
passent une première étape) expédiait une
liste d’articles. Il fallait faire vite afin de dégager le
terrain pour le dimanche, pour justement étudier le
texte très attendu sur le travail le dimanche. Entre un
amendement sur le sort réservé aux déchets liés à la
mérule (champignon qui prospère sur les structures en
bois des habitations) et un sur les retraites chapeau,
Richard Ferrand, rapporteur général de la commission,
présenta un amendement intitulé sobrement « après
l’article 64 », qu’il avait déposé en son seul nom le 12
janvier.
Le texte proposé n’a d’amendement que le nom. C’est
en fait un vrai projet de loi qui a été inclus dans le
dispositif législatif ! Il s’agit d’intégrer dans le code
civil et pénal un délit pour violation « du secret des
affaires ».
Cela fait plus de trois ans que le monde des
affaires tente de faire passer ce texte. La première
tentative avait été faite en 2012. Soutenu par le
ministre de l’industrie d’alors, Éric Besson, le député
UMP Bernard Carayon avait présenté un texte
pour poursuivre tous ceux qui divulgueraient des
informations protégées des entreprises. Mais la
proposition de loi avait été enterrée avec les élections.
Dès octobre de la même année, le ministre de
l’économie, Pierre Moscovici, exhumait le projet,
sous la forte pression de Bercy. Alors qu’un projet
de directive européenne sur le même thème est en
cours d’élaboration, à la demande de tous les lobbies
d’affaires, la France a préféré prendre les devants et,
comme pour la loi bancaire, écrire son propre texte. À
l’été, le président socialiste de la commission des
lois à l’assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas,
déposait sur le bureau de l’Assemblée une nouvelle
proposition de loi sur le secret des affaires, préparée
comme il se doit dans le plus grand secret.
C’est ce texte qui a fait sa réapparition, au détour de la
loi Macron, sans que personne manifestement s’étonne
de son irruption soudaine, sans au moins un débat
préalable. Nous n’avons pas pu joindre le rapporteur
général Richard Ferrand pour lui demander les raisons
de ce soudain amendement. La méthode comme le
texte illustrent en tout cas une nouvelle fois la capture
de la loi, du politique, par le monde des affaires.
Cette proposition de loi ne justifiait-elle pas au moins
d’être présentée à part plutôt que de rejoindre le grand
fourre-tout de la loi Macron ? « Nos possibilités
de présentation de propositions de loi sont limitées.
Nous n’en avons que trois par session. Mettre le
texte sur le secret des affaires dans le véhicule
législatif de la loi Macron nous permet de présenter
d’autres textes, à côté. Nous souhaitons notamment
présenter une proposition sur la responsabilité sociale
des entreprises, les rapports avec les sous-traitants.
Nous avons tous des priorités », explique la députée
PS Sandrine Mazetier. Cette proposition sur la
responsabilité sociale des entreprises a cependant été
rejetée ce mercredi par la commission des lois, les
députés PS votant contre...
Concernant le secret des affaires, ce procédé d’empiler
texte sur texte dans un même véhicule législatif, au
risque de faire perdre tout sens à la loi, n’a-t-il pas
suscité quelque débat dans la commission ? S’est-elle
au moins penchée sur le texte qui lui était soumis
à la va-vite ? « Non, je ne me souviens pas qu’il y
ait eu des réactions ou des discussions au sein de
la commission. Cela s’est passé très vite », raconte
le député écologiste Jean-Louis Roumégas. « Il n’a
pas fait l’objet de discussions », confirme la députée
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr 2
2/4
socialiste Colette Capdevielle. Avant d’ajouter : «
C’est un texte qui est terriblement attendu par les
entreprises. Nous sommes un des rares pays où il
n’existe pas de protection sur le secret des affaires.
Mais je ne connais pas le texte. Pourquoi, il pose un
problème ? »
[[lire_aussi]]
Des problèmes, le texte législatif en pose de
redoutables. Il prévoit de sanctionner toute atteinte au
secret des affaires. Reprenant les dispositions prévues
dans la proposition de loi présentée en 2012 par
Bernard Carayon – un texte que la gauche avait alors
refusé de voter –, il stipule que toute violation du
secret des affaires est passible d’une peine de trois
ans de prison et d’une amende de 375 000 euros.
La peine est doublée et portée à 7 ans de prison et
750 000 euros d’amende « lorsque l’infraction est
de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la
sécurité ou aux intérêts économiques essentiels de la
France ». Pour mémoire, l’abus de biens sociaux est
passible d'un emprisonnement de cinq ans et d'une
amende de 375 000 euros. C’est dire si la violation du
secret des affaires, aux yeux des parlementaires, est
grave, beaucoup plus grave que bien d’autres délits et
crimes économiques.
Mais que signifie le secret des affaires ? Que
veut protéger la loi ? Selon le texte présenté :
« Est protégée au titre du secret des affaires,
indépendamment de son incorporation à un support,
toute information : 1) Qui ne présente pas un caractère
public en ce qu’elle n’est pas, en elle-même ou
dans l’assemblage de ses éléments, généralement
connue ou aisément accessible à une personne
agissant dans un secteur ou un domaine d’activité
traitant habituellement de ce genre d’information ;
2) Qui, notamment en ce qu’elle est dénuée de
caractère public, s’analyse comme un élément à
part entière du potentiel scientifique et technique,
des positions stratégiques, des intérêts commerciaux
et financiers ou de la capacité concurrentielle de
son détenteur et revêt en conséquence une valeur
économique ; 3°) Qui fait l’objet de mesures de
protection raisonnables, compte tenu de sa valeur
économique et des circonstances, pour en conserver le
caractère non publié. »
« Il est à craindre que quelques scandales
récents (Mediator, implants mammaires…) n'auraient
pas éclaté avec une telle loi »,s’était déjà
inquiété le président de l’association des journalistes
économiques et financiers au moment de la
présentation de la proposition de la loi Carayon. Les
mêmes craintes réapparaissent aujourd’hui. Le secret
des affaires, tel que le texte le prévoit, va bien aubien
de l’espionnage industriel ou de l’usurpation
de certains procédés techniques, de brevets, de la
protection de données. Au vu de définitions si larges,
si floues, on se demande quelle information n’est pas
concernée. Plus que des concurrents dévoyés, ce sont
plutôt la presse et les lanceurs d’alerte qui pourraient
être le plus visés par ce texte.
Complaisance
Si toute information qui n’est pas publique
relève du secret des affaires, autant dire que
l’information économique n’a plus que pour mission
de reproduire les communiqués gentiment dispensés
par les entreprises, fabriqués à prix d’or par
des communicants. Impossible de dénoncer des
pratiques douteuses, de raconter les manoeuvres
d’enrichissement ou d’abus de biens sociaux.
Comment raconter le système industrialisé d’évasion
fiscale d’UBS, si ce n’est en mettant des documents
confidentiels sur la place publique ? Quel sort sera
réservé alors aux lanceurs d’alerte, qui ont pris le
risque de dénoncer ces pratiques ? En plus de perdre
leur travail, seront-ils aussi poursuivis par la justice
pour violation du secret des affaires ?
Impossible de dénoncer les scandales des Caisses
d’épargne, du Crédit lyonnais, d’Areva ou de Vivendi,
si on suit à la lettre la définition de ce projet d’article.
Parler des retards de l’A380 ou de l’A400M, n’estce
pas mettre aussi en cause les intérêts commerciaux
d’Airbus ? De même, quelle information ne revêt
pas une valeur économique ? Aucune. Les milieux
financiers et d’affaires se repaissent de toutes ces
informations et prennent position à partir d’elles. C’est
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr 3
3/4
même une des bases de l’économie néolibérale, qui
considère l’information comme une valeur essentielle
pour déterminer le prix de marché.
Selon le rapporteur général, toutes les garanties sont
données pour permettre la liberté d’information. « J’ai
posé la question lors de la réunion. Il m’a assuré qu’il
n’y avait aucun risque », raconte la députée socialiste
Karine Berger. Le texte précise que « l’exercice
légitime de la liberté d’expression ou d’information
ou la révélation d’un acte illégal » n’entraînent pas
une violation du secret des affaires. Le rapporteur
a même rédigé un amendement à cet effet pour
l’inclure dans la loi sur la presse de juillet
1881. « Cet ajout sécurise la capacité des journalistes
à révéler des infractions éventuellement commises par
une entreprise », est-il précisé. Dans les faits, cet
amendement permet juste aux journalistes de présenter
des documents et des informations relevant du secret
des affaires pour leur défense, en cas de procès
pour diffamation. De même, la loi sur le secret des
affaires ne s’appliquerait pas au lanceur d’alerte « qui
informe ou signale aux autorités compétentes des faits
susceptibles de constituer des infractions aux lois et
règlements en vigueur dont il a eu connaissance ».
Les députés écologistes avaient déposé un
amendement en commission en vue d’assurer une
grande protection pour les lanceurs d’alerte, dénonçant
des pratiques liées à la santé et à l’environnement.
Ils ont finalement renoncé à le défendre. « On a
préféré le retirer pour porter la discussion en séance »,
explique Jean-Louis Roumégas qui convient que le
groupe est encore en train d’étudier le texte. « Pour
nous, il est essentiel de préserver deux choses : les
lanceurs d’alerte et la liberté de la presse », ditil.
Mercredi, les porte-parole d’EELV ont publié un
premier communiqué dénonçant un texte qui « porte
une menace sur la liberté d’informer ».
« C’est un texte confus, qui risque de provoquer
des débats », dit Sandrine Mazetier, qui reconnaît
qu’elle n’a pas encore pris le temps de l’étudier,
étant plus sur les questions de logement et du travail
le dimanche. « Nous sommes prêts à faire tous les
amendements nécessaires pour garantir la liberté
d’information et la protection des lanceurs d’alerte. Il
ne doit y avoir aucune ambigüité sur le sujet », rajoute
Karine Berger.
Mais le temps est très court. Le débat pourra-t-il être
développé dans le cadre d’une loi Macron touchant à
tout et étudiée dans le cadre d’un examen accéléré ?
Les parlementaires sont-ils même convaincus de la
nécessité de mettre des garde-fous ? Beaucoup ont
déjà admis le principe même du secret des affaires
et de la restriction du droit à l'information, même
pour des dossiers relevant de l’intérêt général. Ainsi,
lors de la commission d’enquête parlementaire sur
Ecomouv et l’écotaxe, les parlementaires ont accepté
sans rechigner que le contrat qui liait la société
Ecomouv à l’État soit gardé secret « au nom des
intérêts commerciaux » de la société. Il s’agissait
pourtant de marché et d’argent public. La dénonciation
de ce contrat coûte 883 millions d’euros à l’État, sans
qu’il ait été possible d’en connaître la première ligne.
En dépit des promesses de transparence, le secret
pour les affaires fait de plus en plus d’adeptes.
Un amendement déposé par la députée socialiste
Bernadette Laclais prévoit même de dispenser à
l’avenir les sociétés de publier leurs comptes. À ce
rythme, le chiffre d’affaires d’une entreprise va bientôt
relever du secret-défense. L’amendement, dit-on dans
les rangs parlementaires, n’a aucune chance d’être
adopté mais il en dit long sur l’état d’esprit du monde
politique.
En choisissant des définitions volontairement floues,
un procédé expéditif, le gouvernement socialiste s’est
rallié à l’omerta défendue par les entreprises, contre
la liberté d’information des citoyens. Au nom de
la compétitivité, de la défense des entreprises, des
intérêts économiques, la classe politique soutient sans
réserve l’opacité et le secret cultivé avec un goût
prononcé par le monde français des affaires. Elle
montre une grande complaisance face aux délits et
crimes économiques, à la corruption, à l’évasion
fiscale.
Un silence assourdissant a entouré la condamnation
de BNP Paribas par la justice américaine à payer
une amende de 8,6 milliards d’euros pour corruption.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr 4
4/4
Pas un responsable politique n’a posé ne seraitce
qu’une question aux responsables de la banque
et particulièrement au premier d’entre eux, Michel
Pébereau. Le seul émoi des politiques porte sur
la justice américaine, ses procédés, ses manières
intrusives. Un amendement est d’ailleurs prévu
pour limiter la capacité d’enquête et de demandes
de documents des avocats américains auprès des
entreprises françaises. La mesure est peut-être
justifiée. Mais pas un seul responsable politique
ne semble s’interroger sur les raisons d’une telle
intrusion : si la justice américaine se montre si dure,
n’est-ce pas parce que la justice française, elle, se
montre beaucoup trop compréhensive ?
Les délits économiques ne sont presque jamais punis
ou dans un tel délai que cela n’a plus de signification.
Il a fallu attendre vingt ans avant que la justice se
prononce sur le scandale de Crédit lyonnais. Douze
ans se sont écoulés entre la chute de Jean-Marie
Messier et sa condamnation – allégée – à dix mois
de prison avec sursis pour abus de biens sociaux.
L’arbitrage de Bernard Tapie, dénoncé par Laurent
Mauduit dès 2008, n’est toujours pas devant la justice.
Le scandale des Caisses d’épargne, la même année,
est encore à l’instruction. Le signalement fait auprès
du procureur de Paris par les syndicats du Printemps,
dénonçant des pratiques de corruption et d’évasion
fiscale de la direction, est encore au stade de l’enquête
préliminaire, dix-huit mois après. Un an s’est écoulé
depuis que la Cour des comptes a signalé les pratiques
d’Areva au parquet et là encore l’enquête est toujours
au stade préliminaire.
Face à une justice si lente, si compréhensive, seule
la presse enquête, dénonce, fait bouger les choses,
informe les citoyens. Sans elle, sans les lanceurs
d’alerte, rien ne se serait passé dans l’affaire UBS,
alors que toutes les autorités, de la DCRI à l’autorité
de contrôle prudentiel en passant par l’administration
fiscale, avaient eu des alertes et des dossiers constitués
depuis 2009. Et ce sont ces dernières voix que le texte
sur le secret des affaires risque de réduire au silence.
Directeur de la publication : Edwy Plenel
Directeur éditorial : François Bonnet
Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editrice de Mediapart (SAS).
Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du 24 octobre 2007.
Capital social : 32 137,60€.
Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS. Numéro de Commission paritaire des
publications et agences de presse : 1214Y90071.
Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué, Gérard Cicurel, Laurent Mauduit,
Edwy Plenel (Président), Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires directs et
indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet, Gérard Desportes, Laurent Mauduit, Edwy
Plenel, Marie-Hélène Smiéjan ; Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société
Doxa, Société des Amis de Mediapart.
Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris
Courriel : contact@mediapart.fr
Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08
Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90
Propriétaire, éditeur, imprimeur et prestataire des services proposés : la Société Editrice
de Mediapart, Société par actions simplifiée au capital de 32 137,60€, immatriculée sous le
numéro 500 631 932 RCS PARIS, dont le siège social est situé au 8 passage Brulon, 75012
Paris.
Abonnement : pour toute information, question ou conseil, le service abonné de Mediapart
peut être contacté par courriel à l’adresse : serviceabonnement@mediapart.fr. Vous pouvez
également adresser vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage Brulon, 75012